EXPÉRIMENTATIONS
C'était en 1975, j'avais vingt ans, je débarquais à l’université de Vincennes ou je suivais un double cursus de philosophie et de cinéma, et Deleuze nous l'avait dit : « notre mot d'ordre c'est expérimentez, n’interprétez pas !». Ça me convenait, j'étais là pour ça. Donc, l'expérimentation du titre avait une fameuse origine et une haute ambition : le titre générique de cette série de films courts ne faisait pas référence, humblement, au statut d'une première œuvre inaboutie, ah non ! D'emblée je me plaçais au plus haut niveau et j'envisageais de signifier par ce mot qu'il serait question de donner à éprouver des images inédites, de voir ce qui n'avait jamais été vu, de donner des sensations qui n'avaient jamais été expérimentées, rien de moins.
Bon... En même temps je le savais bien que c'étaient là, à des degrés divers, des bouts d'essais.
Je m'étais construit une sorte de banc titre et pour l'essayer je fis couler devant la caméra de l'eau colorée avec de la gouache que je filmai image par image. Fallait bien commencer par quelque chose.
Le deuxième petit film est sans doute aujourd'hui celui que je préfère de la série, c'est une sorte d'autoportrait filmé entre deux miroirs qui se font face.
Le troisième est filmé sur l'aqueduc d'Arcueil à l'endroit ou il traverse la vallée de la Bièvre, c’est un travelling, je marche en filmant sur cette voie étroite comme suspendue dans l'air. Suit un plan tourné chez moi avec un bout de film 35mm collé juste devant l'objectif.
Pour le film suivant j'avais utilisé un autre bout de pellicule trouvé (par terre, en marchant, encore) que je passai dans mon projecteur en le faisant avancer à la main dans le couloir de projection après avoir découpé les perforations de manière à ce que le projecteur n’entraîne pas le film. Au bout de quelques secondes le film commençait à brûler et je l'avançais alors de quelques images qui cramaient également et ainsi de suite. Les images avaient été filmées devant un stand où apparaît le mot Cambodge. Peut-être un meeting en soutien à Pol Pot ? Ces images m'évoquent aujourd'hui la situation du moment au département cinéma de la fac de Vincennes ou je suivais des cours : les expérimentaux face aux militants d'extrême-gauche.
Le film suivant est très inspiré par les films de Michael Snow : j'avais suspendu ma caméra super 8 au bout d'une cordelette dans l'encadrement de la fenêtre de la chambre de mes parents. Je balançai la caméra, puis j'entortillai la cordelette, appuyai sur le déclencheur et lâcha le tout. Du Michael Snow avec des bouts de ficelle.
La suite est très inspirée par Paul Sharits : j'avais construit avec les quelques pièces qui me restaient du meccano de mon enfance une sorte de rouleau à facettes qui tournait sur son support. Les faces différemment colorées passaient devant la caméra et se mêlaient en un filé de couleur suivant la vitesse de rotation.
Pour le dernier film -mais il y en eut d'autres de cette même série qui sont à jamais oubliés- j'avais fixé ma caméra sur une perche que je baladai dans tous les angles de ma chambre d'ado. Du Michael Snow avec un bout de bois.